Il semble bien que le discours critique sur l'art biaise notre lecture : le critique est celui qui vient après, et de ce fait reconstruit a posteriori une intelligibilité qui intègre l'art dans la construction rationnelle d'une histoire de l'art. Or, le propre de l'art n'est-il pas, justement parce qu'il crée, de se donner des moyens sans cesse réinventés, et ne mobilisant des codes "traditionnels" (au sens où ils sont hérités de la tradition) que pour les révolutionner ?
Vérifions cette hypothèse avec un tableau des Indes Galantes, opéra-ballet composé en 1735-1736 par Rameau, sur un livret de Louis Fuzelier : la danse des Sauvages.
L'œuvre, dans sa version achevée, consiste en un prologue et quatre entrées successives, qui sont chacune un tableau d'une de ce que l'on appelait alors "les Indes", soit les nouveaux mondes découverts par les hommes du Vieux Continent lors des grandes explorations : Turquie, Pérou, Perse, et Amérique du Nord. À la différence des opéras traditionnels (excepté pour le Prologue), ce n'est donc pas la mythologie qui est convoquée ici, ce qui constitue déjà une révolution majeure des thèmes inspirant la création.
La trame même de l'intrigue est particulièrement schématique, véritable lieu commun servant de prétexte à l'œuvre : dans chaque tableau, une ou deux jeunes femmes (Émilie pour le premier, Phani pour le second, Zaïre et Fatime pour le troisième, Zima pour le quatrième) se trouvent être l'enjeu d'une rivalité amoureuse opposant puissant et faible ou autochtone et occidental et, chaque fois, la résolution va dans la direction où les conduit leur cœur, dans un triomphe joyeux de l'amour. En somme, une intrigue simpliste et divertissante. C'est, à vrai dire, que l'essentiel ne se joue pas là…
La très grande originalité de la composition de Rameau tient à la manière dont, tout en souscrivant aux principes harmoniques de composition de la musique baroque, elle intègre, dans une forme de syncrétisme remarquable, des cultures étrangères, alors jugées comme étant "sauvages", là où l'Europe, dans un esprit colonial, se vivait comme étant investie de la mission d'apporter la civilisation.
C'est, par exemple, ce qui apparaît dans le quatrième tableau, en particulier la scène de la danse des Sauvages.
Questions :
1. Visionnez cette scène, proposée dans la perle suivante, et décrivez :
a) ce que vous voyez,
b) ce que vous entendez.
2. Du point de vue de l'orchestration, la musique est prise en charge par les instruments baroques traditionnels, mais la rythmique des cellules intègre à cette orchestration traditionnelle un style musical totalement étranger. Analysez l'effet que produit le fait de rendre les tambours des danses rituéliques amérindiennes dans le rythme et la pulsation, en vous efforçant d'entendre les temps forts de la mesure.
3. Observez les costumes et les postures des danseurs, et faites des recherches sur les costumes et les danses traditionnelles du ballet baroque. Quelle analyse pouvez-vous faire quant à l'originalité de ce ballet ?
4. Comment, selon vous, cela est-il apparu aux contemporains de Rameau ? En quoi cet opéra-ballet est-il porteur d'une thèse forte, celle d'une universalité du genre humain par-delà les différences de culture, que l'œuvre donne à sentir ? Analysez les éléments de l'œuvre qui vont dans ce sens.
Vérifions à nouveau cette hypothèse, cette fois avec une mise en scène contemporaine, réalisée par Clément Cogitore, d'abord dans le court-métrage documentaire de 6 minutes de 2017 (Les Indes galantes) proposé au visionnage, puis dans une mise en scène complète donnée à l'Opéra Bastille en 2019.
5. Visionnez le court-métrage, proposé dans l'une des perles suivantes, et décrivez :
a) ce que vous voyez,
b) ce que vous entendez.
6. Dans un second temps, analysez cette œuvre par différence avec la représentation précédente de la Danse des Sauvages :
a) Quel est l'effet produit par le fait de mettre en scène des danseurs de krump, style de danse né dans les quartiers populaires américains au début des années 2000, dans un contexte de violence urbaine, pour sublimer la violence en la mimant en battle ?
b) Les danseurs de krump sont-ils plus "à leur place" sur une scène d'opéra au XXIe siècle que ne le sont des "sauvages" amérindiens au XVIIIe siècle ?
7. Analysez en quoi précisément la mise en scène de Cogitore constitue une re-création admirable de la création originale de Rameau.
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